Des pratiques de criminalisation enracinées dans l’héritage autoritaire et révélées au grand jour depuis octobre 2019

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Cette immense poussée de revendications et initiatives démocratiques se voit écrasée par une répression massive, le ciblage des leaders des organisations qui font partie des manifestations, ainsi que des journalistes qui les documentent et la terreur utilisée pour dissuader la population de manifester : il s’agit de pratiques classiques de criminalisation, poussée à leur paroxisme. Depuis octobre 2019, la situation de criminalisation jusque-là surtout connue des spécialistes et ciblée contre des populations autochtones et étudiantes [1], se voit ainsi révélée au monde entier. Aux côtés des organisations chiliennes, le Haut-Commissariat aux droits humains de l’ONU dénonçait ainsi sans relâche, depuis des décennies, l’utilisation continue de la torture dans les commissariats et la prégnance de lois anti-terroristes issues de la dictature mais peu de non-spécialistes connaissaient ce phénomène. 30 ans après la fin de la dictature, en pleine démocratie, l’utilisation systématique de la torture contre les manifestants arrêtés au Chili depuis octobre 2019 révèle la poursuite de cette pratique emblématique de la terreur d’État en dictature, comme le rapportent les dizaines de milliers de cas rapportés dans le Rapport de la Commission Nationale sur la prison politique et la torture, dit Rapport Valech [2].

En date du 5 mars 2020, l’Institut national des droits humains dresse ainsi un terrifiant bilan de la violence exercée par l’État contre les manifestantEs au Chili : 433 recours judiciaires de femmes et filles pour violence des forces de l’ordre (347 adultes et 70 mineures), dont 247 sont victimes de torture (57%) et 112 femmes et filles de torture avec violence sexuelle incluant le viol (26%). Ces exactions d’une gravité inqualifiable ont presque toutes lieu dans les commissariats eux-mêmes, à l’occasion des pratiques d’arrestations et détentions préventives qui caractérisent la criminalisation de la défense des droits et de la manifestation au Chili depuis le retour de la démocratie mais sont devenues massives à l’occasion du soulèvement d’octobre 2019. Le triste record du monde de lésions oculaires causées intentionnellement par les forces de l’ordre contre des manifestantEs, journalistes, avocats défenseurs ou personnel de premier soin révèle aussi la profondeur de cette véritable « guerre contre la population » [3] : pas moins de 427 personnes blessées aux yeux, « dont 29 avec perte partielle ou totale de la vue »[4], ces cas ne représentant néanmoins que ceux qui sont officiellement dénoncés, dans un contexte de véritable terreur d’État. En plus de 3 748 personnes blessées, dont 2141 par armes à feu de la police [5], on dénombre de nombreux cas de violence létale contre les manifestants, soit 31 morts dont plusieurs le sont par balle de la police ou écrasées par des camions béliers des forces de l’ordre ayant foncé sur la foule. Face aux manifestations de plusieurs millions de personnes, comme celle de la journée internationale des femmes le 8 mars 2020 [6], le gouvernement de Sebatián Piñera répond par la création d’un « contexte permanent d’intimidation de la population et de criminalisation de la protestation sociale »[7] qui atteint des niveaux inégalés avec des pratiques de violations graves des droits humains des manifestants et ceux et celles qui leur portent assistance.

Cette situation de grave crise des droits humains (CIDH, 2020) [8] visant spécifiquement les manifestants ne diminue pas malgré 6 rapports internationaux [9] publiés entre novembre 2019 et juin 2020. La persistance de l’impunité et les grandes difficultés à obtenir une justice impartiale pour les manifestants qui sont jugés, rendent aussi compte d’un préjugé négatif contre le droit à la manifestation, profondément ancré dans une proportion importante des institutions judiciaires du Chili. Ainsi : « la multiplication d’une diversité des violations des droits humains tend à engendrer un climat d’impunité antidémocratique permanent, qui alimente une banalisation des violations des droits humains, notamment du côté des juges qui tardent à procéder à des mises en accusation et à des jugements ou évitent de le faire, malgré l’ampleur et la gravité des violations en cause. »[10]


[1] Voir notamment :  Human Rights as Battlefields: Changing Practices and Contestations, Convention 169 et conceptions des droits et du politique dans les communautés autochtones au Chili : luttes pour la légitimité et conflits pour les ressources naturelles et New Modes of Youth Political Action and Democracy in the Americas: From the Chilean Spring to the Maple Spring in Quebec

[2] Le rapport porte le nom de son président Mgr Sergio Valech Valech. Il y a deux parties du rapport, l’une publiée en 2004 et l’autre en 2005. On peut obtenir copie des Rapport Valech I et Valech II via le site de l’Institut national des droits humains.

[3] Citation de Pinera

[4] Crise sociale et politique au Chili 2019-2020. Des atteintes systématiques et généralisées aux droits humains, Rapport de la mission québécoise et canadienne d’observation des droits humains au Chili (RMQCODHC) (18-27 janvier 2020), Montréal, juin 2020, page 13.

[5] Tous ces chiffres sont rapportés par l’Institut national des droits humains et analysés dans le RMQCODHC, page 13.

[6] Voir le RMQCODHC, page

[7] Crise sociale et politique au Chili 2019-2020. Des atteintes systématiques et généralisées aux droits humains, Rapport de la mission québécoise et canadienne d’observation des droits humains au Chili (18-27 janvier 2020), Montréal, juin 2020, page 15

[8] Commission interaméricaine des droits humains- CIDH, «CIDH culmina visita in loco a Chile y presenta sus observaciones y recomendaciones preliminares» (Communiqué de presse), Santiago, 31 janvier 2020.

[9] Comme le rapporte le Haut Commissariat aux droits de l’Homme des Nations Unies.

[10] RMQCODHC, page 16.

This content has been updated on June 28, 2020.