Élection présidentielle chilienne de 2021 : État des lieux en vue du second tour

Le 21 novembre dernier, le premier tour de l’élection présidentielle chilienne a vu les candidats José Antonio Kast et Gabriel Boric remporter le plus grand nombre de votes et ainsi accéder au second tour.

Ces résultats surviennent à peine quelques mois après l’élection de la convention constitutionnelle – chargée de rédiger la nouvelle constitution du pays – qui s’est soldée par l’élection de l’intellectuelle, militante et leader autochtone Mapuche, Elisa Loncón, à titre de présidente. Ils s’inscrivent aussi dans la foulée du soulèvement social sans précédent qui a résolument répudié l’ultralibéralisme des trente dernières années et appelé à une réforme profonde au nom de valeurs progressistes ancrées dans le féminisme écoterritorial et décolonial. Rien ne laissait alors présager que le Chili était susceptible de devenir un terreau fertile pour l’extrême droite.

À ce stade de la campagne, à quoi peut-on s’attendre ? Pour faire le tour de la question, il semble pertinent de revenir brièvement sur le premier tour pour ensuite mieux explorer ce qui est à venir.  

Premier tour : Taux de participation en deçà de 50%

En analysant le premier tour, un dur constat s’impose. Avec un taux de participation de 47,34 %, plus de la moitié de la population n’est pas allée voter. Étonnamment et malgré les enjeux et le cycle politique que le pays traverse depuis 2019, il semble que le premier tour n’ait pas suscité l’enthousiasme auquel on aurait pu s’attendre. La faible participation a principalement touché les quartiers populaires et ruraux, alors que le taux de participation était substantiellement plus élevé dans les quartiers bourgeois.

Confirmation de l’effondrement des options traditionnelles « centristes »

Déjà affaiblies, les options traditionnelles de centre gauche et de droite se sont carrément effondrées. Sebastián Sichel, le candidat de la coalition de centre droite et de droite Chile Vamos – renommée Chile Podemos Más pour l’élection – et successeur du Président actuel Sebastián Piñera, est arrivé quatrième avec 12,78% des votes.

Du côté du centre gauche, la candidate de la coalition Nuevo Pacto Social, Yasna Provoste, a pour sa part, terminé cinquième, ne récoltant que 11.60% des voix.

La chute de ces candidats, dignes représentants des coalitions politiques s’étant partagé le pouvoir depuis le départ de Pinochet de la tête du pays[1], a créé une ouverture pour la victoire de nouvelles options politiques. Les candidats qui en ont profité s’éloignent du centre, étant campés à l’extrême-droite et à gauche du spectre politique. 

José Antonio KAST

Crédit photo : AFP

Parmi les deux candidats ayant accédé au second tour, celui qui s’est imposé comme grand vainqueur au premier tour est un héritier idéologique de Pinochet et représente l’aristocratie d’extrême-droite.

Kast est le fils de parents allemands ayant immigré au Chili suivant la Seconde Guerre mondiale. Membre du parti nazi, son père a fui l’Allemagne lors du processus de dénazification du pays pour se réfugier en Argentine, puis au Chili.

À la fois ultralibéral sur le plan économique et ultraconservateur du point de vue social, José Antonio Kast est un avocat de 55 ans qui a été député pour le parti de Pinochet, l’Unión Demócrata Independiente (UDI) de 2002 à 2016, avant de siéger comme indépendant de 2016 à 2018. Candidat aux élections présidentielles de 2017, il a alors fini quatrième, remportant 7,9% des votes.

Sa campagne est fondée sur une rhétorique de la peur. Ses positions sont souvent considérées comme réactionnaires. Anti-immigration, il s’inspire de Trump et promet notamment de creuser une tranchée de 3 mètres de profondeur le long de la frontière séparant le Chili et la Bolivie pour empêcher les migrants provenant principalement du Venezuela, de Haïti et de la Colombie d’entrer au Chili. Agitant l’épouvantail de la délinquance, du crime et du narcotrafic, il propose aussi d’octroyer au président des pouvoirs spéciaux découlant de l’État d’urgence lui permettant de procéder à des arrestations arbitraires d’individus soupçonnés de délinquance. À cet égard, il indique sa volonté de rétablir l’ordre en mettant un terme aux manifestations de rue, fréquentes depuis le début du soulèvement social en 2019, en tissant des liens douteux associant Boric, acteurs du soulèvement social, violence et terrorisme.   

Il est également climatosceptique, adopte des positions antiavortement, voire anti-contraception et est également opposé au mariage entre conjoints de même sexe. Il prévoit finalement gracier les militaires ayant été reconnus coupable de crimes contre l’humanité et purgeant actuellement leur peine dans la prison de Punta Peuco.

Gabriel BORIC

Né à Punta Arenas en 1986, Gabriel Boric est un ex-leader étudiant de 35 ans. Résolument campé à gauche, il propose un programme social-démocrate. Député depuis 2014, il est d’abord indépendant, puis en 2017 représente la bannière du Frente Amplio, soit une coalition de partis et mouvements de gauche qu’il a contribué à fonder dans le but d’offrir une alternative aux coalitions Nueva Mayoria et Chile Vamos qui se partagent le pouvoir sans relâche depuis la fin de la dictature militaire. En pleine pandémie, il participe à la mise sur pied du pacte Apruebo Dignidad qui voit le jour le 11 janvier 2021, unissant le Frente Amplio à Chile Digno[2]dans le but de réunir la gauche sous un seul et même parapluie. Ayant gagné la primaire d’Apruebo Dignidad contre Daniel Jadue en juillet 2021, c’est sous cette bannière qu’il devient officiellement candidat présidentiel en vue de l’élection de 2021.

Il promet la fin du néolibéralisme au Chili et propose des réformes d’envergure comme l’adoption d’un système universel de santé, d’un nouveau système de retraites sans AFPs et fondé sur l’idée d’un droit à la sécurité sociale, d’un système d’éducation public gratuit et de qualité. Il propose même un plan complet pour reconnaitre et s’adapter à la crise climatique en dotant le pays d’institutions environnementales permettant une transition écologique vers un État respectueux de l’environnement.

Avec de telles propositions, il serait facile d’associer Boric aux demandes sociales liées à l’Estallido et tenir pour acquis qu’il est le candidat par excellence des gens ayant appuyé le soulèvement social.

Gabriel Boric : Candidat du soulèvement social?

Ce n’est toutefois pas le cas. Si les 80% des gens ayant voté apruebo, en appui à l’option d’une nouvelle constitution lors du plebescito de 2020 avaient voté pour Boric au premier tour de l’élection présidentielle de 2021, ce dernier aurait bénéficié d’un bien plus grand nombre d’appuis.

Bien qu’il partage les idéaux du mouvement social, Boric s’est attiré les foudres des soutiens de l’Estallido parce qu’il s’est, à certaines reprises, positionné contre les mobilisations. Il a ainsi notamment voté en faveur de la loi anti-barricade, qui a augmenté les peines de ceux ayant érigé des barricades pendant le soulèvement. Il a également signé l’accord de paix pour la rédaction d’une nouvelle constitution, qui a certes permis d’enclencher un processus pour une nouvelle constitution démocratique, mais a aussi parallèlement sauvé le gouvernement alors extrêmement fragilisé pas sa gestion catastrophique des événements.

Élue sénatrice en région métropolitaine, Fabiola Campillai représente une candidature beaucoup plus symbolique eu égard au mouvement social. C’est une femme qui, dans le contexte du soulèvement, a perdu ses deux yeux après avoir reçu une bombe lacrymogène lancée par un carabinero, alors qu’elle attendait l’autobus pour se rendre au travail.

Dans le cadre du second tour, elle n’a pas immédiatement donné son appui à Boric, exprimant des doutes sur la position de ce dernier concernant l’idée d’octroyer un pardon aux prisonniers politiques du soulèvement social et rendant donc conditionnel son soutien à un engagement clair à cet égard. Elle a finalement attendu jusqu’au 6 décembre avant d’appeler à voter pour Boric, indiquant ne pouvoir rester indifférente face à l’avancée de l’extrême-droite négationniste au pays.

Finalement, un dernier aspect qui joue contre Boric est le fait qu’il ne soit pas lui-même un candidat aux racines ouvrières et qu’il n’ait pas été une figure de proue du soulèvement. Conséquemment, très nombreux sont ainsi les militants, ouvriers et jeunes qui ne se sentent pas représentés par lui et qui ont donc boudé les élections ou ont voté pour un autre candidat. Par exemple, c’est Parisi, candidat qui a terminé troisième au premier tour, qui a étonnamment obtenu les voix de la classe ouvrière dans le nord du pays.

Il s’agit d’un résultat fort étonnant puisque Parisi n’a, de la campagne électorale, pas une seule fois mis les pieds au Chili en raison de son défaut de paiement de pensions alimentaires qui l’a forcé à faire campagne à partir des États-Unis. Il est aussi accusé de harcèlement sexuel et de fraude.  Ce résultat témoigne donc avant tout de la capacité de Parisi à capitaliser sur le mécontentement populaire vis-à-vis des classes politiques traditionnelles. Il se retrouve aujourd’hui dans le rôle du « King maker », puisqu’une fois redistribués, ses 12,8% de votes pourraient fort bien déterminer de l’issue de l’élection en couronnant le président. Et pour l’instant, ce n’est vraiment pas clair où iront ces votes.

#BoricNosUne : Tous unis derrière Boric

Au cours des deux dernières semaines précédant le second tour, de très nombreuses personnalités issues de milieux divers ont publiquement appeler à voter pour Boric pour faire obstacle à l’extrême-droite.

Des figures progressistes comme Izquia Siches ont donné le ton. Cette dernière qui jouit d’une grande crédibilité et d’un important capital de sympathie[3], s’étant fait connaitre du grand public dans le contexte de la pandémie de COVID-19, a mis ses armes à contribution, délaissant son poste de présidente du collège des médecins pour devenir la cheffe de campagne de Boric et faire la tournée du pays pour inciter les gens à voter pour le candidat d’Apruebo Dignidad.

La classe politique a aussi emboité le pas. Dès la première semaine, les acteurs politiques du Nuevo Pacto Social ont clairement accordé leur appui à Boric, ainsi que de nombreux maires et mairesses. Des organisations civiles ont rapidement suivi, dont la Fondation créée par Michelle Bachelet Horizonte Ciudadano. Puis, intellectuels et artistes ont joint les rangs. Des lettres ouvertes ont circulé et ont été signées par des intellectuels notoires, dont Noam Chomsky, Angela Davis, Joseph Stiglitz et Thomas Piketty. Des acteurs Pedro Pascal, Gael García Bernal et Viggo Mortenson, en passant par les chanteurs Sting et Peter Gabriel, une panoplie de personnalités issues du monde de la culture ont également accordé leur appui à Gabriel Boric.

Photo prise le jeudi 16 décembre lors de l’événement de clôture de campagne de Gabriel Boric.

Puis, le 14 décembre, tout juste rentrée au pays, Michelle Bachelet a, elle aussi, officiellement fait part de son intention de voter pour Boric, suscitant un tollé général. Il est ironique de penser que celle qui a occupé le poste de présidente durant huit des trente années de « néolibéralisme » contribuera possiblement à donner la victoire au candidat de gauche.

Finalement, des figures de proue du soulèvement social, qui ont longtemps refusé d’appuyer le candidat d’Appruebo Dignidad ont fait des sorties publiques pour clairement lui manifester leur soutien.

Ces multiples appels d’individus de tout horizon permettront peut-être de faire augmenter le taux de participation et à en faire bénéficier la gauche, qui a tout à gagner à faire sortir le vote. Si on se fie à la foule présente lors de l’événement de clôture de campagne de l’équipe Boric au Parque Almagro, le second tour suscite un engouement certain.

Pour l’heure, les sondages donnent un léger avantage à Boric, mais entre les fluctuations, le décès de la veuve de Pinochet et l’arrivée du variant Omicron, bien malin sera celui qui arrivera à prévoir l’issue de l’élection avant dimanche. 


[1] Le Nuevo Pacto Social a été fondé en août 2021, mais découle de la Concertación de Partidos por la Democracia (Unidad Constituyente (2020-2021); Convergencia Progresista (2018-2020); Nueva Moyaria (2013-2018)), née en 1988, dans le cadre du référendum national sur la prolongation au pouvoir de la dictature militaire, dans l’objectif de faire campagne contre les troupes de Pinochet. Pour sa part, la coalition qui porte aujourd’hui le nom de Chile Vamos (Chile Podemos Mas) a remplacé, en 2015, l’ancienne Alianza por Chile (Alianza), qui a quant à elle vu le jour sous la forme du Pacte Democracia y Progreso en 1989, faisant converger les forces politiques de droite ayant perdu le référendum national de 1988.

[2] Chile Digno est une coalition créée en 2019 (alors sous le nom de Unidad para el Cambio) composée du Partido Comunista (PC), du Partido Igualdad (PI) et de la Federación Regionalista Verde Social (FREVS) en plus d’autres mouvements politiques et sociaux de gauche. 

[3] Izquia Siches a d’ailleurs été nommée l’une des 100 personnalités les plus influentes de l’année 2021 par le Magazine Time.

Ce contenu a été mis à jour le 2 octobre 2022.