Article initialement paru dans La Presse
Au Chili, la pandémie de COVID-19 est venue mettre brusquement un terme à des mois de manifestations sans précédent, où la population réclame une vraie rupture avec la Constitution et le modèle économique néo-libéral, hérités de la dictature de Pinochet.
Figures emblématiques de cette terreur dictatoriale honnie par les millions de personnes sorties dans les rues depuis octobre, 17 militaires de haut rang condamnés pour crimes contre l’humanité ont été libérés et huit d’entre eux ont vu leurs peines effacées la semaine dernière par la Cour d’appel de Santiago, prétextant les risques associés à la pandémie.
Depuis le début des manifestations sans précédent #CeN’estPasPour30pesosC’estPour30Ans, en octobre dernier au Chili, la réponse du gouvernement de Sebastián Piñera s’est caractérisée par une répression à peine imaginable : 32 morts, 617 cas de torture des détenus et 257 agressions sexuelles commises par les forces de l’ordre, dont 112 sur des mineures, en plus du record mondial de blessures oculaires avec 460 cas recensés, selon les derniers chiffres de l’Institut national des droits de la personne, datant du 19 mars.
Sortie dans les rues pour demander un renouvellement de la politique et de l’économie dans son pays et une vraie rupture avec le passé dictatorial, la population chilienne avait obtenu un accord du gouvernement et de l’opposition quant à la tenue, fin avril, d’un plébiscite pouvant mener à une assemblée constituante. Le 8 mars, juste avant le confinement, 2 millions de personnes sont sorties dans les rues pour marquer la journée internationale des femmes. Les côtes brisées et commotions cérébrales des manifestantes battues à coups de bâtons par la police ou l’utilisation de camions-béliers pour foncer dans la foule n’ont pas empêché la tenue de rassemblements citoyens et de comités de préparation du plébiscite d’avril, finalement reporté au mois d’octobre pour cause de pandémie.
La COVID-19, qui touche assez fortement le Chili avec plus de 7500 cas confirmés, est venue mettre un terme à ce contexte très paradoxal de mobilisations citoyennes sans précédent, malgré une violence répressive si grande que de nombreux experts n’hésitent pas à la qualifier de terreur d’État et à la comparer avec celle utilisée en dictature pour décourager toute opposition politique.
Depuis le 12 avril, le cauchemar de cette période autoritaire revient hanter le Chili de manière plus concrète que jamais.
Prétextant les considérations humanitaires liées à la pandémie, la Cour d’appel de Santiago a en effet décidé de libérer 17 militaires de haut rang et membres de l’ancienne direction des services d’intelligence de la dictature (DINA) ayant commis des crimes contre l’humanité. Ces militaires purgeaient leurs peines dans d’excellentes conditions dans une prison spéciale à Punta Peuco et constituaient des symboles importants de la justice dans ce pays, puisque l’amnistie pour la plupart des crimes de la dictature y règne encore. Seules les avancées du droit international, nourries par la persévérance des organisations de droits de la personne, ainsi que la reconnaissance du caractère non amnistiable des crimes contre l’humanité, dont la disparition forcée et la torture, avaient permis de juger ces militaires auteurs de crimes ayant fait un grand nombre de victimes, telles des familles entières lancées vivantes dans le Pacifique du haut des airs.
Dans son jugement, la Cour d’appel de Santiago a aussi décidé d’absoudre purement et simplement les crimes de huit de ces militaires emblématiques de la terreur d’État chilienne, montrant que la pandémie est en fait un prétexte pour protéger des criminels notoires. Bien que la Cour suprême du Chili soit probablement saisie de l’affaire, cette décision judiciaire a des conséquences majeures.
En effet, l’absolution de crimes contre l’humanité viole toutes les obligations du Chili en matière de droit international. Elle constitue aussi une onde de choc pour une population épuisée par la violence répressive des derniers mois. Pour le Canada, qui est un partenaire commercial important du Chili, elle ouvre la porte à une grande incertitude quant à l’État de droit dans ce pays.
Une vengeance contre les manifestants ?
De fait, selon le Regroupement des familles de détenus disparus (AFDD) du Chili, cette décision montre la loyauté d’une partie du système judiciaire envers l’héritage de la dictature de Pinochet. Il est difficile d’en douter puisque la même Cour d’appel a refusé, il y a quelques jours, de laisser les personnes emprisonnées dans le contexte des manifestations purger leurs peines à leur domicile malgré la pandémie.
Pourtant, comme l’ont rappelé sans relâche au gouvernement chilien le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies et la Commission interaméricaine des droits de l’homme, ces milliers de personnes emprisonnées depuis octobre le sont simplement pour avoir exercé leurs droits civiques, dans un contexte d’intolérance où plusieurs nouvelles lois criminalisent les manifestations. Ainsi, alors que des responsables de crimes contre l’humanité qui purgeaient leurs peines dans des installations sécuritaires et luxueuses à Punta Peuco sont libérés et absous sous prétexte de la COVID-19, des milliers de gens ordinaires, dont de nombreux mineurs, sont entassés dans les prisons chiliennes dans des conditions de détention à haut risque pour la contagion.
Le contraste entre le traitement réservé à ceux qui sont considérés comme les pires bourreaux de la dictature et celui donné aux simples citoyens revendiquant plus d’égalité frappe.
Il est d’autant plus inquiétant que, profitant de la concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif à cause de la pandémie, le gouvernement Piñera a déposé un projet de loi permettant de libérer tous les autres militaires condamnés pour des crimes de la dictature chilienne. Bien que le tribunal constitutionnel ait bloqué la procédure accélérée d’adoption que souhaitait le gouvernement pour ce projet, le signal est clair pour la population : avec aussi peu que 6 % d’appui, le président Piñera risque gros en soutenant les personnes coupables de crimes contre l’humanité, puisque le plébiscite d’octobre comporte la possibilité que la population rejette en bloc la Constitution actuelle, si chère à la coalition de droite au pouvoir et à ses amitiés militaires.
Ce contenu a été mis à jour le 16 mai 2021.