Criminalisation de l’épisode contestataire s’étant initié le 28 avril 2021

Par Andrés García, chercheur doctorant OVCD à Medellín

Malgré les restrictions de mobilité imposées par les différents paliers de gouvernement dans le contexte de la pandémie du Covid-19, des milliers de manifestants sont sortis dans les rues de Colombie le 28 avril 2021. Ce qui a commencé comme une protestation contre la réforme tributaire s’est rapidement transformé (ou peut-être était-ce son caractère depuis le début) en protestation contre l’inégalité, contre les violences étatiques, contre la corruption, contre l’arrogance des représentants politiques et contre le manque de possibilités dans la vie. L’inconformité vis-à-vis du gouvernement a propulsé de nombreux secteurs de la société à s’unir aux organisateurs du mouvement du Paro nacional. Depuis deux ans, ce mouvement multisectoriel dénonce, entre autres, les abus de l’État, la violence policière, les manquements au processus de paix et l’assassinat de leaders sociaux. Toutefois, le gouvernement Duque n’a pas porté attention à ces revendications. Ainsi, la colère d’importants secteurs de la société s’est accumulée et s’est mêlée à un sentiment collectif d’indignation face à la grave situation économique et sanitaire du pays puis à la criminalisation de l’action collective.

Criminalisation

Depuis six jours, les forces de l’ordre mobilisent toutes les formes de criminalisation de l’action collective. Les armes à feu sont retournées contre la population, l’unité d’opération spéciale et antiterroriste (GOES) utilise ses mitraillettes et ses hélicoptères contre les citoyens désarmés. Les ONG, les journalistes indépendants et de nombreux citoyens dénoncent des dizaines de disparitions, des arrestations arbitraires massives, de la violence sexuelle, de la brutalité policière et d’innombrables assassinats. L’ONG Temblores rapporte, entre le 28 avril (6 h) et le 3 mai (10 h), 1181 cas de violence policière, 26 homicides de la part de la police, 761 détentions arbitraires contre les manifestants, 216 interventions violentes par la force policière, 17 victimes d’agressions aux yeux, 56 cas d’utilisation d’armes à feu par les policiers, 9 victimes de violence sexuelle de la part de la police et 56 dénonciations de disparition dans le contexte de la mobilisation. L’ONG suggère d’ailleurs que ces chiffres pourraient actuellement être plus élevés.

Contexte de criminalisation

Cette situation s’inscrit dans un contexte général de criminalisation qui date de très longtemps en Colombie, mais est souvent méconnu au niveau international. Le rapport de la CIDH de 2019 sur les défenseurs des droits humains et des leaders sociaux en Colombie expose que depuis la signature des accords de paix en 2016, la violence envers les défenseurs des droits s’est accrue dans le pays (Rapport CIDH, 2019, p.9). Les principales victimes sont les leaders sociaux, les défenseures des droits humains, les leaders communautaires indigènes et afrodescendants, les défenseurs des accords de paix, les défenseurs des droits de la communauté LGBTI et les leaders syndicaux (Rapport CIDH, 2019, p.10). Ces défenseurs sont principalement l’objet de menaces, de harcèlement, de criminalisation et d’homicides (Rapport CIDH, 2019, p.10). Le rapport souligne entre autres que la criminalisation se rapporte à l’utilisation inadéquate du droit pénal, ainsi qu’aux détentions arbitraires et prolongées de défenseurs des droits humains (Rapport CIDH, 2019, p.71). Leur stigmatisation se manifeste par l’utilisation de discours accusant les leaders sociaux d’être des vandales, des terroristes et/ou d’appartenir à des groupes criminels (Rapport CIDH, 2019, p.10). À titre d’exemple, les allocutions du président Duque se concentrent exclusivement sur les vandales sans reconnaître les revendications sociales des manifestants et la vulnération des droits humains durant les protestations. De plus, l’ex-président Uribe accuse les indigènes de La Minga (un de plus importants mouvements de défense de droits humains de la Colombie) d’être des terroristes associés à la guérilla du ELN. De son côté, l’ONG Indepaz rapporte qu’entre 2016 et le 10 décembre 2020, 1088 leaders sociaux ont été assassinés. Cette même organisation expose qu’entre le 13 novembre 2016 et le 15 juin 2020, 211 ex-combattants des FARC en processus de réincorporation à la vie civile ont été abattus.

Censure

À cette violence étatique s’ajoutent la censure et la violence envers les journalistes et les ONG de défense de droits humains ainsi que les attaques ciblées envers les défenseurs des droits humains. Les ONG et les journalistes indépendants qui dénoncent la violation de droits humains sont victimes de violence physique et d’attaques cybernétiques. Human Rights Internacional rapporte d’ailleurs l’élimination, par « des personnes étrangères à l’organisation », de Tweets dans lesquels l’ONG reportait les chiffres de violence policière. La même dénonciation a été publiée par Que pasa en Cali ve, Cali Web et la faculté de Comunication de l’Université d’Antioquía.

Réaction de la communauté internationale

Certains acteurs de la communauté internationale ont formulé leur profonde préoccupation en ce qui a trait à l’utilisation de la violence légitime contre les manifestants. Clément Voule, rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion pacifique et d’association, a critiqué l’utilisation des forces militaires comme outil de gestion des manifestations. ONU Droits humains Colombie, à travers de la haute commissaire Juliette Rivero, s’est dit extrêmement préoccupé et consterné par la militarisation et par l’utilisation d’armes à feu par la police contre la population. Pour sa part, José Manuel Vivanco d’Human Rights Watch a formulé des doutes sur la capacité de la police et de l’ESMAD à protéger les droits humains. Il a appelé à une réforme « impérative » de la police. De son côté, la CIDH a incité les autorités colombiennes à « respecter, protéger, faciliter et promouvoir le droit à la protestation sociale » et a rappelé que « l’utilisation légitime de la force doit observer des principes de légalité, d’absolue nécessité et de proportionnalité ». L’Union européenne et la porte-parole adjointe du département d’État des États-Unis ont également condamné les actes de violence envers les droits légitimes de manifester.

Une situation qui risque de se détériorer

Les violations des droits humains et la criminalisation sont généralisées à l’ensemble du pays. Tout porte à croire que cette situation risque de s’intensifier alors que la répression policière sera mobilisée dans les prochains jours lors des grandes manifestations nationales prévues dès le 5 mai. Qui plus est, aux marches massives s’est ajouté l’établissement de barrages dans d’importantes voies de circulation nationales. Le port de Buenaventura — où transite 76 % de la marchandise qui circule au pays — a été partiellement bloqué, ainsi que certains postes d’entrées à la ville de Bogota et la voie d’accès à l’aéroport de Medellín. Ce contexte permet de penser que le récent épisode contestataire risque d’être le plus important de l’histoire récente du pays.

Ce contenu a été mis à jour le 23 août 2023.