L’impunité pour violations des droits humains : un héritage plus présent que jamais au Chili

La férocité de la répression et surtout sa légitimation et sa « normalisation » par le gouvernement en place, par une partie des institutions judiciaires et par les pratiques inqualifiables de la police, tient aussi à la protection de l’impunité en matière de violations des droits humains et crimes passés de la dictature. En effet, l’acceptation de l’amnistie pour les crimes d’État commis en dictature a été au cœur du « pacte » de la transition démocratique, négocié entre élites pro-démocratie et militaires à la fin de la dictature chilienne (1973-1989). Comme nous l’expliquons dans Le Réveil démocratique du Chili : Une Histoire politique de l’exigence de justice, une des conséquences les plus importantes de la prégnance de l’amnistie au Chili, en plus de permettre le remplacement de toute possibilité de justice par une réconciliation imposée à la population sans aucune demande de pardon de la part des militaires, a été d’imposer un récit dominant selon lequel la violence d’État contre la population civile était justifiée. En l’absence de groupes armés de guérilla, les militaires chiliens ont justifié le coup d’État et le régime sanglant qui s’en est suivi par le fait que la période précédente, celle du gouvernement socialiste élu de l’Unité populaire de Salvador Allende, aurait favorisé un « excès de demandes sociales », de polarisation politique et de contestation. Cet argument s’ajoute bien sûr à la peur du communisme propre à cette période de guerre froide. Dans ce récit, Alexandra Barahona de Brito qualifie de véritable « accusation des victimes », la population civile -pacifique- devenant donc responsable d’avoir provoqué la réaction des militaires. Partagé par l’ensemble des élites politique chiliennes ayant négocié la transition en excluant les acteurs populaires de la démocratisation, notamment les pobladores, habitants de bidonvilles très engagés depuis 1984 dans les grandes protestas pour la démocratie, au prix de leurs vies, ce récit d’accusation des victimes a eu un prix juridique, politique et social. En effet, dès le retour de la démocratie avec les premières élections présidentielles de décembre 1989, les gouvernements successifs au Chili n’ont eu cesse d’essayer de bloquer politiquement tout développement du droit international qui aurait permis d’ébranler la loi d’amnistie [1], sauf le premier gouvernement de Michelle Bachelet, aujourd’hui Haute commissaire aux droits de l’Homme des Nations Unies.  

Il est à cet égard très révélateur que le gouvernement du Président Sebastián Piñera ait fait réactiver avec urgence, fin mai 2020, un projet de loi, dite « de pardon humanitaire » (Nº 12. 345-07 ) : ce projet de loi  souhaitait profiter du contexte de la pandémie mondiale de COVID 19 pour annuler et commuter toutes les peines de 83 des pires criminels de la dictature chilienne, coupables de crimes contre l’humanité, alors que ces derniers sont en sécurité dans la prison de luxe de Punta Peuco, avec des appartements individuels. Après 3 autres initiatives récentes du gouvernement et des pouvoirs judiciaires chiliens pour obtenir la libération et l’annulation des peines des condamnés pour crimes contre l’humanité, expliquées ici, le président Piñera avait originellement imposé son pouvoir d’urgence pour que ce projet de loi inconcevable soit étudié en 3 jours, mais le sénateur Alfonso de Urresti, président de la Commission de Constitution, Législation, Justice et Règles de procédures du Sénat de la République du Chili a sollicité des audiences publiques pour tenter de bloquer le projet de loi, au sein desquelles des chercheurs de l’OVCD ont produit et fait circuler une déclaration contre l’impunité en matière de crimes contre l’humanité. Cette déclaration a reçu l’appui de nombreux parlementaires, organisations nationales et universitaires spécialistes au Québec et au Canada et a contribué à permettre de faire finalement bloquer le projet de loi visant à donner un « pardon humanitaire » pour crimes contre l’humanité. Malgré cette grande victoire, ce projet et toutes les autres tentatives du gouvernement actuel au Chili constituent de dangereux précédents, que les associations de victimes et organisations de droits humains au Chili ont aussi dénoncé sur toutes les tribunes en demandant aussi la démission de l’actuel Ministre de la justice, Hernán Larraín.


[1] Voir Doran 2016, chapitres 4 à 7 pour une explication détaillée de ces interventions.

Ce contenu a été mis à jour le 28 juin 2020.