Criminalisation et répression extrajudiciaire

D’autres formes d’oppression s’insèrent dans le quotidien de la société civile en outrepassant le cadre judiciaire. La majorité des rapports consultés sur la criminalisation au Mexique font d’ailleurs davantage mention de méthodes extrajudiciaires que de méthodes instrumentalisant les mécanismes juridiques pour bâillonner les mouvements sociaux (voir CEMDA 2020; ACUDDEH Comité Cerezo México 2021) . La distinction entre la criminalisation et la répression extrajudiciaire ne devrait, d’ailleurs, pas être considérée comme allant d’elle-même. Dans le contexte du Mexique, il est parfois difficile d’établir si certains actes de violence sont perpétrés par le crime organisé, par des représentants de l’État, ou à travers une collaboration des deux (voir Frabes 2019; Chiapas denuncia 2019). Cette confusion est un élément central de la perpétuation de la criminalisation des mouvements sociaux. Elle permet à des représentants étatiques de se dédouaner en se servant de cette nébuleuse répressive rendue plus audacieuse par le climat d’impunité ambiant. Un exemple notoire de violence extrajudiciaire commise contre des membres de la société civile mobilisés pour les droits est celui des étudiants d’Ayotzinapa dans l’État de Guerrero. (Voir le documentaire produit sur ce sujet par la chercheure OVCD Marie-Christine Doran et chercheure associée Margarita Zires, disponible en 4 langues dont la version en français est ici :

La violence recensée dans cet état du Guerrero est profondément marquée par une abondance de meurtres politiques et de disparitions forcées  (Centre Tlachinollan 2016). À lui seul, l’état représente ainsi 50 % de toutes les violations de droits humains  documentées en 2019-2020 (ACUDDEH Comité Cerezo 2020)  Même si le niveau actuel est inférieur à ce qu’il fut durant la guerra sucia des années 1970 (Montemayor 1991[1]), il n’en reste pas moins que les attaques contre les militants et les adversaires politiques demeurent des pratiques bien documentées dans cet état. L’impunité qui y sévit est alimentée par une corruption très répandue, plaçant cet État en tête des régions les plus touchées par la violence politiquement motivée (International Crisis Group 2020).

Ayotzinapa marquera particulièrement les imaginaires par la disparition subséquente de 43 étudiants. Ce cas emblématique synthétise le brouillage des catégories dont il est question ici. Les forces de l’ordre et autorités en place au Mexique niaient toute implication dans cette affaire et accusaient plutôt des groupes criminels, allant jusqu’à faire croire au public qu’on avait pu identifier les restes des corps dans le dépotoir de Cocula et prétendant établit ainsi une « vérité historique » sur Ayotzinapa. Cette version effaçait toute trace d’implication des agents de l’État et rejetait la faute sur des narcotrafiquants, alléguant que les étudiants auraient fait partie de ces groupes. La « vérité historique » du gouvernement de Peña Nieto se trouva cependant démolie lorsque les médecins et anthropologues légistes du Groupe d’experts internationaux indépendant (GIE) mandaté par la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) en 2015  démontrèrent hors de tout doute que les restes trouvés n’étaient pas ceux des étudiants : la réaction du gouvernement mexicain fut alors si vive que président mexicain Enrique Peña Nieto (2012-2018) expulsa le GIE du Mexique, mettant fin à toute tentative de retrouver la vérité au sujet des disparitions des 43 étudiants. Toutefois, la persévérance des familles et organisations, dont témoigne le documentaire Paver les chemins de la justice. Pour les 43 étudiants d’Ayotzinapa (Zires et Doran, 2020), permis de faire advenir un procès dont la sentence de juillet 2018 ordonnait la réouverture du cas Ayotzinapa et la création d’une Commission spéciale pour la Vérité et la Justice dans le cas Ayotzinapa, formée en 2019 sous le nouveau gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador. Les résultats de ces nouvelles enquêtes, ainsi que d’autres organisations (International Crisis Group 2020) ont pu établir maintenant avec certitude que des agents de l’État et des élus locaux ont commandé et agi  de concert avec des groupes criminels contre la population civile, causant les morts et disparitions forcées des étudiants d’Ayotzinapa entre le 25 et 26 septembre 2014. Les difficultés dans l’établissement des responsabilités et la volonté des acteurs étatiques de protéger leur impunité est caractéristique de la criminalisation extrajudiciaire : la corruption est un rhizome qui traverse diverses sphères politiques et sociétales et qui rend flous les contours du crime d’État. Malgré des avancées en cours, les responsables de cette affaire demeurent encore impunis. Les mobilisations visant à commémorer la disparition des étudiants d’Ayotzinapa et les parents et familles des victimes continuent quant à eux de subir le harcèlement et les menaces de la police locale (Red TDT 2020).

Les disparitions forcées ne sont pas spécifiques aux cas des étudiants. Elles sont recensées dans une variété de contextes où les mouvements sociaux sont criminalisés à travers le pays. Diverses organisations partagent régulièrement des communiqués réclamant une preuve physique de l’état de santé de certains défenseurs de droits humains disparus après avoir affiché publiquement quelques revendications (voir Frayba 2016b; Centro Tlachinollan 2019b; Resumen latinoamericano 2021; Radio Zapatista 2021). La récurrence de telles situations est alarmante car elle témoigne de l’utilisation répandue de la disparition forcée pour dissuader les mobilisations contraires aux intérêts d’élites régionales et nationales. Cet appel aux preuves fait écho aux multiples violences touchant les défenseurs des droits humains recensées chaque année au Mexique. D’après une étude faite par une organisation locale, depuis le mois de juin 2020, 30 militants manquent déjà à l’appel (Palacios 2021). Dans ce contexte, il est important de mentionner que la disparition forcée (c’est-à-dire pour motifs politiques ), n’a été que récemment reconnue par le gouvernement mexicain, sous la présidence de López Obrador depuis 2018. La création d’une nouvelle Commission nationale de recherche des disparuEs (Comisión Nacional de Búsqueda), dont la juriste Carla Quintana est l’actuelle présidente, a pour mandat de recenser toutes les disparitions. Ces dernières atteignant le chiffre inimaginable 94 000 et ayant été commises surtout depuis 2007 selon les chiffres officiels mais incluent aussi des disparitions politiques que le Mexique commence à peine à prendre en considération. Il est à espérer que la reconnaissance officielle de cette réalité qui accable de nombreux défenseurEs des droits puisse aider à faire diminuer la persécution des familles de victimes, dont Nadin Reyes, directrice du Comité de Familiares de Detenidos Desaparecidos Hasta Encontrarlos (Comité des familles de détenus-disparus « Jusqu’à les retrouver » ) a témoigné lors de la conférence inaugurale de l’OVCD en mai 2020. Les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées seraient toutefois en diminution depuis 2019 selon ACUDDEH Comité Cerezo, (2020).  Cette diminution serait possiblement portée par l’indignation et les mobilisations, nationales et internationales autour d’Ayotzinapa et des disparitions forcées en général.


[1] MONTEMAYOR, C., 1991,  Guerra en el paraíso. Diana, Ciudad de México.

Ce contenu a été mis à jour le 24 février 2022.