Criminalisation
Lire l’entrée complète du dictionnaire Anthropen, le dictionnaire francophone d’anthropologie ancré dans le contemporain, par Marie-Christine Doran, professeure titulaire, École d’études politiques, Université d’Ottawa et directrice de l’Observatoire violence, criminalisation et démocratie
Fondée sur la restriction des droits individuels, civils et politiques en plein cœur des régimes démocratiques, la criminalisation de la défense des droits (Doran 2017: 184) aussi appelée simplement « criminalisation » (CIDH 2016) touche de nombreux pays. Aussi appelée criminalization of dissent (Grasso et Bessant 2018: 1) ou criminalisation de l’action collective (Peñafiel et Doran 2018: 354), elle implique des dynamiques de pénalisation, telles que l’emprisonnement prolongé – légal ou illégal – par le biais de l’adoption de nouvelles lois ou de nouvelles interprétations législatives qui considèrent les citoyens comme des « ennemis » (Müller 2012). Phénomène aussi bien discursif que législatif (Peñafiel 2015: 265), la criminalisation implique également l’intimidation et les menaces à l’endroit des défenseurs des droits ou l’invention de faux scandales – sexuels ou autres – visant à les discréditer. Des concepts-clés liés à la violence politique – tels que « terrorisme », « sédition », « groupes insurgés » ou « menace pour la sécurité nationale » – sont désormais appliqués largement à des citoyens considérés nuisibles à la sécurité publique de par leurs mobilisations, notamment les Autochtones Mapuches du sud du Chili, dont l’intention terroriste est présumée (Baleizao et al. 2014: 3). Ces dynamiques de pénalisation et d’intimidation discréditent les défenseurs des droits et facilitent la violence à leur endroit, comme le démontrent les nombreux rapports internationaux récents qui documentent de graves violations des droits humains tels que la torture, les exécutions extra-judiciaires, le viol et la disparition forcée de citoyens engagés dans la défense des droits partout dans le monde.
La criminalisation de la défense des droits semble être un phénomène en expansion dans le monde. On constate depuis les années 2000 l’augmentation marquée du nombre de rapports d’organisations internationales qui la dénoncent, de même que la violence perpétrée, encouragée ou tolérée par de nombreux États contre les citoyens engagés dans la défense des droits humains, civils, politiques et environnementaux. Selon le Rapport Criminalisation des défenseures et défenseurs des droits humains (CIDH 2016), cette violence cible spécifiquement des actions démocratiques, pacifiques et légitimes eu égard au droit international et aux législations nationales, qui sont désormais traitées par les États comme des actes pénalisables. Il importe de comprendre que la criminalisation n’est pas un phénomène qui se déploie autour de la stigmatisation de populations marginales ou hors-cité. Au contraire, il s’agit primordialement d’un processus de délégitimation des droits citoyens de personnes et organisations au statut souvent très bien établi (avocats, journalistes, leaders sociaux reconnus, universitaires de renom, etc.) et qui sont ciblés à cause de leurs mobilisations et non pas de leur appartenance à un groupe social précis. Sans nier l’importante dimension intersectionnelle et de violence structurelle touchant parfois des catégories sociales précises (Autochtones, jeunes, femmes, migrants, paysans, etc.) (Lessa 2011 : 37), il n’en reste pas moins que le dispositif législatif et discursif de la criminalisation, et même les pratiques de violence d’État qui l’accompagnent souvent, sont conçus pour apparaître dans l’espace public car ils visent à décourager l’expression du dissensus.
L’envergure de la criminalisation et l’impact de cette dernière sur la « crise des droits humains » (AI 2019) doivent être mesurés, non seulement par la violence qui affecte les défenseurs des droits mais aussi par les effets de restriction des droits individuels, civils et politiques en démocratie et la « dépolitisation » de leur défense, désormais présentée comme un acte délinquant. Se révèle ainsi la « face cachée de la violence » (Doran 2017: 183) dans des contextes où la lutte contre la délinquance et le narcotrafic, comme au Mexique ou aux Philippines (Terwindt 2014 : 165), ou encore contre le fondamentalisme religieux et le terrorisme au Moyen-Orient (AI 2019) deviennent prétextes à réprimer toute opposition. La spirale de violence liée à la criminalisation est ainsi souvent « occultée » dans des contextes de « crises sécuritaires » ou encore de conflits armés, comme en Colombie, où les régions de forte activité des mouvements sociaux – notamment en faveur de la paix – cumulaient aussi les plus hauts taux de violations graves des droits humains par des agents de l’État durant – et après – le conflit armé (Lalinde Ordóñez 2019).
D’abord étudiée autour des cas de défenseurs de l’environnement – notamment des communautés paysannes, autochtones et afro-descendantes, affectées disproportionnellement par la criminalisation (Hébert, 2006), les données récentes montrent que cette dernière va bien au-delà de ces groupes pour cibler tout citoyen engagé dans la défense des droits et de la démocratie, comme le montrent des exemples récents issus des mouvements étudiant, paysan, féministe, LGBTQ, etc. Des milliers de journalistes d’avocats et de citoyens qui documentent les situations de criminalisation sont aussi emprisonnés, tués ou portés disparus chaque année comme l’indique le Rapport 2017 de Reporters sans frontières (RSF 2017), qui attribue cette hécatombe à « l’érosion de la démocratie ».
Les femmes engagées pour la défense des droits comptent aussi parmi les premières victimes directes de la criminalisation, bien que les atrocités commises à leur endroit soient souvent présentées comme étant des conséquences de leur moralité douteuse ou encore de féminicides dont les causes sont souvent posées comme étant trop complexes pour être expliquées (Hatabi, 2019). Le lien entre activisme et violence sexuelle et/ou mortelle contre les femmes est très prégnant en Amérique latine, région du monde la plus létale pour les femmes en dehors des contextes de guerre selon l’ONU (Reina, Centenera et Torrado 2018). Le nouveau concept de violence politico-sexuelle, mis en circulation par les organisations féministes et de défense des droits des femmes chiliennes, veut rendre compte de l’utilisation délibérée er généralisée de la violence sexuelle pour décourager les manifestantes (Mission québécoise et canadienne d’observation des droits humains au Chili 2020). Selon Diana Rodríguez, déléguée pour les droits des femmes et questions de genre du Bureau du défenseur du peuple en Colombie, dans de nombreux pays comme le Mexique, la Colombie ou le Brésil, qui arrive en tête de liste des pays latino-américains pour la violence sexuelle et létale contre les femmes défenseures des droits, « le fait d’être un leader communautaire et défenseur des droits en général constitue un risque beaucoup plus élevé d’être victime de violence mais ce sont les femmes qui présentent le plus grand degré de vulnérabilité, ce qui les place au centre des agressions, de la violence et des exécutions extra-judiciaires en cours actuellement en Amérique latine » (Marquéz, 2018).
La criminalisation de la défense des droits ouvre donc la porte à de graves violations des droits humains, commises directement par des agents de l’État (notamment la torture : Doran, 2017, 184) et/ou par des groupes paramilitaires ou para-policiers qui leur sont liés, à divers degrés, ce dont témoigne le concept du « narco-gâteau » (Doran 2017 :186). Ce dernier profite ainsi à divers acteurs car l’argent du narcotrafic est rapidement blanchi dans des projets de développement touristiques ou extractifs avec la complicité des autorités politiques. Cependant, cette collusion va bien au-delà de la simple corruption car elle implique d’œuvrer pour durcir les législations permettant de criminaliser les actions de protestation citoyennes qui s’opposent au narco-gâteau. Ainsi, sans sous-estimer la responsabilité des groupes criminels dans la violence contre les opposants, la criminalisation comme phénomène ne saurait exister sans l’action directe des agents de l’État, puisqu’elle est basée sur des mesures législatives, la complicité des pouvoirs judiciaires et la tolérance – voire l’encouragement – de formes de la violence contre les « ennemis internes » que sont devenus les défenseurs des droits. L’importance de l’aspect législatif et du contexte démocratique est ici centrale car cette violence est rarement punie, dans la mesure où elle est revêtue d’un vernis de légitimité démocratique qui s’appuie sur la nécessité de limiter les droits au nom de la sécurité dans plusieurs pays occidentaux et non-occidentaux. On voit aussi l’augmentation fréquente des effectifs et mandats des armées, ouvrant la porte à leur rôle de plus en plus politique pour relayer des États présentés comme « faillis » (failed states). L’avancée des nouvelles lois facilitant la criminalisation dans plusieurs pays montre ainsi clairement que la nature même de la démocratie est en jeu et que la violence contre les défenseurs des droits ne saurait être ramenée à des bavures des forces de l’ordre ou des actes de corruption.
Bien que pratiquée sous diverses formes et avec des répertoires de technologies judiciaires semblables à ceux des régimes autoritaires, l’expansion actuelle de la criminalisation semble prendre directement pour cible l’approfondissement de la démocratie, réclamés par des populations partout dans le monde. La criminalisation ne saurait donc être réduite à des vestiges autoritaires dans des pays de tradition démocratique fragile tels que le montrent les cas emblématiques de la Russie (Schwenck 2018 : 168), de la Turquie ou des Philippines. Au contraire, elle opère par l’utilisation des mécanismes et de la légitimité associés à la démocratie, tentant de purger cette dernière des droits individuels, civils et politiques qui y permettent encore la légitimité du conflit social et du dissensus. L’influence importante des doctrines anti-insurrectionnelles persistant au sein des corps militaires de plusieurs pays au passé autoritaire ne saurait pas non plus rendre entièrement compte de la multiplication des pratiques de surveillance et de répression du dissensus (dissent) dans un nombre croissant de démocraties dites anciennes, telle que l’Australie (Bessant et Grasso, 2018) ou la France (Codaccioni 2019). Dans ce pays, les mobilisations de masse des « gilets jaunes » ont suscité une montée très visible des pratiques de criminalisation. Toutefois, cette présence très médiatisée ne doit pas occulter des patterns de répression et profilage politique plus anciens à l’égard des syndicalistes (Yon et Béroud 2013 : 162) ou des défenseurs des migrants.
La criminalisation traverse par ailleurs le spectre politique de droite à gauche (Peñafiel 2015 :259) et révèle en fait des tensions fondamentales au sein du champ démocratique lui-même (Doran 2017, 195), où la conception d’une démocratie anti-conflit tente de prévaloir sur l’avancée des droits démocratiques portés par les populations, notamment autour des enjeux cruciaux liés à la défense de l’environnement. Si des initiatives internationales visant à amoindrir les effets de la criminalisation quant à la violence ont eu lieu en 2018 avec la signature du Traité d’Escazú (Costa Rica), premier traité international qui sanctionne les menaces et la violence contre les défenseurs des droits et l’environnement (AI, 2018), c’est la nature même de la démocratie qui demeure en jeu à chaque fois qu’un.e défenseur.e des droits tombe sous le coup des lois qui pénalisent la protestation, de la prison ou des armes qui le réduisent au silence.
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